✧ O1 ✧ Un sourire factice en coin, qui s’élargit lorsqu’elle dit dans l’avion « Un café ? », alors qu’homme et femme la dévisagent lorsqu’elle mime pour la mille-et-unième fois les consignes de sécurité du gargantuesque géant de métal. Sa queue de cheval tirée à quatre épingles, son allure impeccable dans cet uniforme qui épouse si bien ses formes qu’on jurerait voir du sur-mesure. Du sur-mesure, comme ce sourire oui, ce visage parfaitement lisse. Lisse de toute émotion, sinon de ce bonheur talentueux, celui qu’elle vous affiche, qui la crispe. La poupée de l’air qui s’oublie, comme si sa vie se limitait à ça, à sourire à une foule d’anonymes, la rengaine d’un automate dont on ne devine ni la psyché ni les manies derrière la perfection de son art. Un reflet sans failles.


✦ O2 ✦ Il sait qu’il doit faire des efforts, puisqu’elle n’en fait aucun. Mais c’est ainsi qu’il l’aime. Lorsqu’il la voit être totalement elle. Il l’aime pour ce qu’elle est. Il l’aime lorsqu’elle feuillette ses magazines de mode comme une sainte Bible, comme s’il n’existait pas, comme s’il n’était pas là. Il aime attirer son attention, relever son visage de porcelaine, cette porcelaine qu’il range dans une vitrine comme un trésor de collection. Il sait ce qu’il doit faire pour avoir ce qu’il veut, alors, il lui tend un paquet qu’elle attrape d’une main négligente. A l’intérieur une paire de jimmy choo qui lui a coûté un bras. Il s’en fiche. Il faut bien ça. Alors seulement, il obtient son petit plaisir : son sourire ravi, la délicatesse de son étreinte. « You’re so lovely. » Elle est comblée, au bord d’un gouffre de bonheur. C’est doux, mais étrangement froid. Il ne sait pas. Il ne sait pas que derrière lui, Bao n’a dieu que pour la silhouette en noir et blanc de sa sœur, cette Américaine un peu plus jeune, dont la simple vision la fait vibrer d’une chaleur qu’il ne lui fera jamais découvrir. Malgré tous les cadeaux, tous ses actes de romance, toutes ses pacotilles. Ce n’est pas bien de dévorer sa belle-sœur des yeux, d’avoir envie de changer de chambre en pleine nuit, d’avoir envie de poser ses lèvres sur sa poitrine. Cette tentation interdite et coupable. Alors elle le quitte, lui le fiancé aux actes d’amour désespérés, elle la Jézabel pour qui elle serait prête à se damner.  

✧ O3 ✧ C’est l’obscurité et le silence lorsqu’elle quitte l’aéroport, sa valise cabine en main. La ville est morte à ses yeux, ne brille plus autant que du haut de son Boing750. La silhouette noire des bâtiments disparait derrière la vitre du taxi. Son appartement est un vide tout en monochromie, si froid et dénué de vie. Alors elle revêt sa plus belle robe champagne, et referme la porte derrière elle. Bao préfère les longues nuits endiablées aux trop longues solitudes. Elle ne peut qu’imaginer les couleurs qui l’enivrent. Les bulles de champagne sont blanches dans sa coupe de cristal, et ses lunettes de soleil teintées de noir dissimulent à merveille les ratés de sa génétique. Et elle tient tellement bien son rôle qu’on ne se douterait jamais de ce qui se cache derrière l’élégance du style : Les couleurs, Bao ne sait que les écrire sur les étiquettes qu’elle colle au-dessus de ses vêtements dans sa penderie, sur tous ses nuanciers de rouge et d’or qu’elle porte à sa bouche. Sur ses chaussures qui pour ses pieds revêtent systématiquement les mêmes teintes, encore et encore, des tissus qui drapent sa gestuelle des mêmes impressions fades.  

✦ O4 ✦ Son visage apparait puis disparait derrière les manches extra larges de son costume traditionnel chinois. Son visage s’éclaire à mesure que sa gestuelle se perd dans un sursaut de grâce et de raffinement. Son rouge à lèvre, et son chignon orné d’une couronne de perles font sensation auprès des touristes qui s’amassent devant le temple. C’est son petit plaisir privé et coupable, celui qu’elle ne partage avec personne. Les pans de sa robe se soulèvent sous un jeu de jambes aérien. Sa technique parfaitement maîtrisée est le reflet d’années de travail acharnées et passionnées dans une école de danse traditionnelle chinoise. La vanité pointe et pique ses yeux fardés, coquins. Elle se plait à hypnotiser les regards des passants. Bao aime être regardée, contemplée.

✧ O5 ✧ La pierre avait touché son arcade. Elle se souvient de ce petit ruisseau de sang, chaud, sur sa paupière, et de la voix du mec qui criait « Sale mono ». Elle se souvient du silence autour d’elle, des visages effarés de ses amis qui découvraient pour la première fois qu’elle avait menti. Ou plutôt qu’elle n’avait rien dit. Elle se souvient du mépris. Elle se souvient surtout ne pas avoir eu peur. Le monde était gris, et l’adolescent devant elle ne représentait qu’une mouche dans son champ de vision. Il avait probablement été déçu de voir qu’il n’y avait eu ni cri ni pleurnichements. Comme ça l’avait agacé cette espèce de dignité, ce calme serein alors qu’il venait de lui exploser l’arcade. Se souvient-il de ce regard froid et dur, de cette colère détachée, d’outre-tombe ? Comme l'écrit Spinoza : « D'une cause déterminée résulte nécessairement un effet ». Elle avait ramassé la pierre, et d’un geste précis la lui avait renvoyé en pleine face.

✦ O6 ✦ « Tu peux pas comprendre de toute façon, t’es lambda. Tu sais pas ce que ça fait de voir le monde en noir et blanc. » Et ses lèvres finement s’étaient rehaussées. « Non tu as raison, je ne saurai jamais. » Mensonges, tandis qu’elle contemple la jolie poupée qui pleure et pleure depuis que l'effet de ses black pills s’est estompé. « Dis-moi que mon blond est jolie s’il te plait, Suen ». Sa main s’égare dans la mise en pli voluptueuse. Tout ce qu’elle voudra. Bao imagine très bien comme ce blond est jolie, peut-être parce que n’importe quelle couleur ferait l’affaire. Son visage est d’une symétrie remarquable. Aucune couleur n’y changera jamais rien. La beauté est intemporelle, à jamais figée dans sa mémoire dans un film en noir et blanc. Elle la regarde encore, son corps filiforme tremble de tout son être. Les effets du manque déjà se ressentent. Elle soupire en silence. Est-ce que ces couleurs en valent vraiment la peine ? Alors elle ment, Bao, sans même un sourire, mais avec cette bienveillance rare. « Tu es la plus jolie blonde que j’ai jamais vu ».

✧ O7 ✧ « Merci pour ce moment. » Et elle s’incline poliment avant de s’effacer, sans même un regard pour le jeune homme qu’elle laisse en arrière. Ces rendez-vous arrangés se ressemblent. Elle n’est pas pressée de se marier. C’est une chose que sa famille ne comprend pas. La tradition pèse son poids. Mais Bao a vu d’autres choses, d’autres coutumes avec toutes ces escales répétées dans le monde entier. L’insistance de ses parents lui parait stupide, mais elle ne dit rien. Elle sait aussi que ces hommes n’ont rien de lambda. Ce sont probablement tous des probes. Pour sûr qu’ils font bonne impression. Que disait la météo déjà ? Un grand soleil ; Eblouissant. Son regard incolore se perd derrière une vaste mascarade noire. Et elle défile dans la rue, le fessier dandinant, l’assurance jetée sur ses épaules telle une veste de haute couture, la figure engloutie sous ses énormes lunettes de chez Prada. Pourquoi être comme tout le monde quand on peut être unique ?  

✦ O8 ✦ Presque tout de suite après avoir franchi la grande porte, un homme de standing lui souhaite la bienvenue. Son sourire est éblouissant. En vérité il y a beaucoup de jolies femmes dans ces endroits. C’est presque étrange. On ne sait jamais vraiment ce qu’elles font là. Elles qui pourraient avoir n’importe quel bellâtre de l’extérieur. Ce n’est pourtant pas si difficile à imaginer. Les belles femmes sont toutes aussi malheureuses en amour que les autres : elles aussi tombent sur des connards. Elles aiment la compagnie des beaux hommes, ceux qui les font se sentir uniques, désirées, aimées le temps d’une soirée. Ils ne vous blessent pas. Préfèrent s’en prendre à vos porte-monnaie. Bao a beaucoup de respect pour ces gens-là. Comme leur nom l’indique, ils sont presque comme elle, des hôtes et des hôtesses. Elle prend le bras qui lui est offert, mais n’est pas très souriante. Après tout, elle se trouve bien loin du ciel. L’homme à sa gauche ne l’intéresse pas le moins du monde, et bientôt elle le délaissera pour une compagnie autrement plus féminine. Bao ne tombe jamais sur des connards : pour la simple et bonne raison que la connasse, c'est elle. Ces femmes qui ont choisi de faire commerce de leur corps et de leur esprit l'attirent mille fois plus que n'importe quel gentleman. C'est sans doute pour cela qu'elle revient sans cesse, les joues rosies devant les avances -toutes aussi fausses soient-elles- de ces jeunes femmes qui la font se sentir si unique et si désirable.