Elle recadra ses épaules, mains jointes sur la table, prenant une longue inspiration par le nez. Ses cheveux noirs retenus en queue de cheval bien haute tombaient en épaisse pluie dans son dos, trait noire sur sa veste de smoking bleu marine. Un instant, elle s’autorisa à fermer les yeux, calmant les battements bien connus de son cœur dans sa cage thoracique. L’excitation de ce qui allait se passait surplombait toute autre émotion. D’aucun aurait croulé sous le stresse, se serait ratatiné par dépit, par manque de confiance, par peur tout simplement. Pourtant, elle ne ressentait que le fourmillement du travail qui l’attendait, ce moment où tout se réglera avec élégance.

Qu’aurait dit la jeune Rika, si elle la voyait maintenant ?

- Mmm… Pas mal.

C’est tout ?

- C’était notre rêve ?

Oui, en quelque sorte. Nous avons réussi, la famille est fière de nous.

- Alors tout va bien.

Tu as raison. Tout va bien.

Un léger bruit du côté de la porte attira son attention. Ouvrant aussitôt les yeux, elle créa le parfait sourire sur ses lèvres, se levant en saluant les nouveaux investisseurs, qui commençaient à faire légion pour leur projet, malgré le fiasco de leur premier prototype. Avec respect, elle se courba, accueillant un à un les femmes et hommes qui se portaient volontaires pour la présentation. Elle se leva, accompagnant sa parole par le mouvement en commençant son spectacle.

Félicitée, à la porte de l'ascenseur, elle se pencha une dernière fois alors que les portes automatiques se refermaient. En se redressant, elle pouvait sentir une paire d'yeux lui brûler la nuque. Son faux sourire fut tenté, mais rapidement arrêté, pour être remplacé par une véritable étincelle.

- C’est quoi ton truc pour leur vendre toujours plus ? On a même pas encore fini la conception finale du premier proto, et tu parles déjà du deuxième.

Rika haussa les épaules, le dépassant pour aller prendre un café avant ses heures de construction dans son laboratoire.

- J’ai confiance. Un échec ne veut pas dire qu’il est inutile. Regarde, rien que l’idée a séduit, alors qu’il a pris feu dans mes mains devant une centaine de personnes.

Sûr que Rika au lycée l’aurait prise de haut avec ce genre de discours.

- Pourquoi tu le rassures ? Il a clairement besoin de savoir qu’il a merdé.

Je l’aide à reprendre confiance en lui. Soit gentille, sans lui, tu n’aurais pas ta place ici.

- Ouais, mais c’est toi qui ramène l’argent dans cette boite. Faut qu’il se reprenne un peu, le grand patron.

Elle lui tapota l’épaule, se détournant pour remonter le couloir, vers leur laboratoire. Tellement d’investissements qu’elle pouvait en perdre la tête. L’école d’ingénieurs de Tokyo avait placé une énorme dot sur elle à sa sortie de l’établissement diplômée major de promotion. Et elle avait tout mis dans cette start-up, voulant enfin voler de ses propres ailes. Elle savait qu’avec ses études, ses qualifications, il ne lui serait pas si difficile que cela de trouver autre chose. Mais être sous les ordres de quelqu’un d’autre alors qu’elle pouvait être son propre boss était un compromis beaucoup plus alléchant.

Son téléphone coincé contre son épaule, elle réorganisait tranquillement ses affaires dans ses mains, prête à partir. Tous les bureaux étaient fermés autour d’elle, plongés dans le noir. Il devait être autour de vingt-heure du soir, le meilleur moment pour quitter son laboratoire. Les progrès avaient été insatisfaisants et elle s’en plaignait à Ikari. Cette dernière était restée à Kobe, s’était trouvée un homme et vivait une vie d'épouse bien placée. Celle-là même qui faisait les beaux yeux au pseudo-yakuza du lycée, dans l’espoir de vivre une vraie histoire de manga. Un soupire lui échappa en se posant enfin dans l'ascenseur, son dossier enfin rangé dans son sac à main. Rika posa le dos contre le miroir.

- Plus jamais je ne date un mec rencontré sur une appli, soupira l’ingénieur en observant le numéro des étages descendre.

- Pourquoi ? C’était un mauvais coup ? Il t’a baisé ?

- C’est plutôt moi qui l’ai baisé.

Elle l’entendit éclater de rire à l’autre bout, souriant à son tour. Si elle y réfléchissait bien, parfois, sa vie à Kobe lui manquait. Elle était partie juste après son diplôme pour aller à Tokyo, puis avait décidé de s’installer à Osaka pour l’ouverture de l’entreprise. Elle ne voyait sa famille que pour des grandes occasions et la nostalgie de l’odeur des jardins lui revenait par la voix de sa meilleure amie. Avec une moue, elle lui demanda quand est-ce qu’elle allait venir la voir.

- Peut-être bientôt…

- C’est un mensonge, chuchota sa plus jeune Rika, celle du collège.

Comment tu peux le savoir ?

- Elle te le dit toujours dans cet ordre là quand elle veut pas le faire.

Rika émit un léger “mmm”, comme si elle lui faisait confiance pour tenir parole, alors qu’elle n’en croyait pas un mot. Au collège, elle la regardait toujours remonté sa jupe devant l’entrée de l’école, se croyant rebelle et affranchie de la société. A l’époque, elle ne savait pas ce que cela faisait de ressentir ce genre d’attraction. Bien plus tard, elle avait compris. Et depuis, ce n’était plus un mur, mais une crevasse qui les séparait.

- Au fait, ton cousin veut aller à Osaka. Je l’ai croisée hier au marché… Il m’a dit qu’il allait t’appeler.

Les portes s’ouvrirent devant elle. Par habitude, ses pieds la guidèrent à l’extérieur.

- Oh la la, je sens le coup foireux. Il va vouloir vivre avec moi l’enculé.

- Ton langage est si fleuri, ma petite pute.

- Désolée madame la sainte, ricana-t-elle en s’installant dans sa voiture.

Hiro avait beau subir ses appellations peu flatteuses, Rika l’appréciait bien. Malgré leurs nombreuses altercations quand ils étaient plus jeunes, il était le seul de ses cousins à être encore en contact avec elle. Sa cousine, la grande sœur d’Hiro, était partie en Australie pour rejoindre un homme qu’elle avait rencontré lors d’un voyage. Rien que pour cette détermination, Rika la respectait, mais cela n’avait jamais été plus loin. Hiro, c’était autre chose.

- Bon, je vais l’appeler. Il va avoir trop peur.

- Arrête… Il est pas si peureux.

- Ouais, mais si je veux pas recevoir un appel un jour en mode ‘ouais, cousine, je suis en bas de chez toi tu m’ouvres’ il vaut mieux que je le fasse moi-même.

De nouveau un rire, de nouveau elle laissa quelques secondes s’écouler. Elle pouvait presque s’entendre elle-même à la fac.

- J’arrive pas à croire qu’on est été amoureuse de ta meilleure amie.

Tout le monde fait des erreurs.

- Ouais, bah celle-là ma gueule, elle fait mal.

Parle pour toi…

Il fallait qu’elle appelle son père pour savoir si tout allait bien. Était-il encore en voyage ? Corée ? Pérou ? Il fallait qu’elle appelle sa petite sœur, mais pour ça, il fallait qu’elle fasse un trou de plusieurs heures dans son emploi du temps. Il fallait qu’elle appelle sa mère pour se tenir au courant de sa santé. Il fallait qu’elle appelle son cousin pour être sûre qu’il ne la lui fasse pas à l’envers. Elle devait encore terminer son rapport sur ses derniers avancements, rédiger la fin du compte-rendu des échanges avec les partenaires. Elle voulait aller boire un verre. Rouler dans les rues de la ville lui libéra un instant le cerveau. Et alors qu’elle attendait à un feu rouge, elle prit la décision de repousser tout ça à demain. Ce soir, elle allait enfiler sa robe la plus courte, ses talons les plus hauts, trouver un bar ou un club, ramener un.e ami.e et bien terminer la journée. Rika détacha ses cheveux, les laissant enfin s’étaler sur ses épaules, avant d’appuyer sur l’accélérateur.

Sur la photo de sa dernière classe de primaire, personne n’aurait cru qu’elle prendrait une tournure pareille. Elle était si jolie, si bien sur elle. Après tout, elle était la petite Rika, la plus sauvage des princesses, la plus aimée des troubles-faites. Au collège, pourtant, déjà, dans ses yeux s'illuminaient une flamme, résiduelle de cette journée d’impuissance qu’elle refusait de vivre de nouveau. Elle savait qu’elle était probe, elle savait qu’elle était dans une situation délicate. Alors il lui fallait se forger une barrière infaillible. Le défi avait trouvé une place toute faite pour lui au lycée, se murant derrière sa frange aux cheveux raides. Ses professeurs devaient mordre leur poings maintenant. Elle leur avait même déposé une jolie note sur leurs bureaux quand elle avait été acceptée. Le prix sur sa photo de remise de diplôme de l’université avait terminé de nourrir la lionne qui sommeillait en elle, la laissant enfin se détendre et s'agripper à sa gazelle de vie. Elle défendait corps et ongles ses réussites, se relevant à chaque faux pas pour ne faire que rebondir. Et bien sûr, elle ne fera que sourire à cette photo de fin de soirée. Car il lui fallait bien un petit défaut.